L’une de mes séries coup de cœur de 2022 est Severance. C’est une œuvre de SF dystopique qui se passe dans le monde fabuleux des grandes entreprises. On suit un groupe d’employés dans une entreprise à l’activité mystérieuse mais tentaculaire. Leur spécificité ? Ils ont suivi une opération, la « severance », qui leur permet de séparer totalement leur vie professionnelle de leur vie personnelle. Plus précisément, lorsqu’ils arrivent à 8h au travail, ils deviennent une autre version d’eux-mêmes qui ne se souvient pas de ce qu’ils ont fait en dehors des bureaux. A 17h, ils redeviennent leur moi personnel et n’ont aucune mémoire de leur journée. La série développe une interprétation grinçante, satirique et noire du travail salarié. J’ai donc chaussé mes lunettes de créatrice de contenu RH pour passer au crible cette pépite d’Apple +.
L’histoire de la série
Mark Scout travaille pour Lumon Industries, où il dirige une équipe dont les employés subissent une opération chirurgicale de séparation entre leurs souvenirs liés à leur vie professionnelle et ceux liés à leur vie privée. Cette expérience risquée de l’équilibre entre travail et vie personnelle est remise en cause lorsque Mark se retrouve au cœur d’un mystère qui le forcera à affronter la vraie nature de son travail… et la sienne.
Quand une grande corporation a un pouvoir totalitaire
Fragmentation de la chaîne de la valeur et silos
Lumon Industries est une entreprise similaire aux grosses corporations comme Amazon et autres consorts de la tech. Le groupe d’employés que nous suivons ne sait pas quel produit fini la société vend ou même quel est leur apport à ce dernier. On sait simplement que leurs tâches, répétitives et peu qualifiées, concernent la data. Ils rappellent donc les fameux travailleurs du clic, mais dans un environnement à première vue plus stable. Le fait qu’ils soient déconnectés du reste de la production, dans un travail sans sens ni fin, est similaire à ce qu’on appelle la fragmentation de la chaîne de valeur. C’est-à-dire que les sociétés dissocient leurs étapes de production, de vente et autres en différents endroits, rendant parfois cette chaîne presque illisible, ce qui fait que les individus perdent de vue leur place dans la création du produit fini. Ce n’est pas quelque chose qui est normalement souhaité dans les entreprises, mais cela finit souvent par arriver.
Un autre élément très curieux, c’est que le manque de visibilité et de communication a lieu également entre les différents départements. Le département macrodata ne connaît pas ses collègues et n’ose pas quitter ses bureaux aseptisés, ou disons, comme nous le verrons plus tard, qu’ils cherchent assez peu à le faire. Il en demeure qu’ils n’ont pas de contacts avec d’autres équipes. Au contraire, des rumeurs sur des séditions, impliquant avant tout la méfiance. Une autre équipe est représentée en train de se rebeller sur certains tableaux. Ce manque de communication et de collaborations est un effet silo. Une fois de plus, les entreprises tentent de l’éviter. Mais pour Lumon Industries, cela permet de mieux contrôler les travailleurs. Ces derniers n’ont pas de réels appuis au sein de l’entreprise et doivent évoluer dans un système opaque et injuste.
Vers le culte de la personnalité
Un autre des aspects fascinants de Lumon Industries est la façon dont l’entreprise met en place une véritable iconisation de la figure des dirigeants. Le poste de CEO semble se transmettre de parent à enfant, comme dans une vieille monarchie. Comme Severance pousse le bouchon plus loin, les locaux, ridiculement immenses, contiennent un musée en l’honneur des dirigeants, qui retracent une version probablement idyllique de leurs existences et de leurs faits. C’est très similaire à ce qu’on appelle, en histoire, la création d’un Roman National. C’est une version de l’histoire particulièrement méliorative qui participe à unir un peuple autour d’un narratif commun, mais fantasmé et arrangeant avec les faits.
Cela a pour effet de créer, chez les employés, une admiration excessive en ces dirigeants. A vrai dire, on en est au stade où Madame Cobel, qui semble diriger le département Macrodata, possède un autel en l’honneur du CEO. Le board agit comme une entité supérieure. Il ne parle jamais directement aux employés ou aux managers. Soit ils choisissent de ne pas « contribuer oralement » aux réunions, soit ils partagent leurs opinions par une personne qui joue le rôle de relais. Difficile de ne pas en conclure une déconnexion du réel qui trahit une forme de complexe divin. C’est d’autant plus intéressant que pour la conférencière spécialisée dans les Ressources Humaines Laetitia Vitaud, le travail tend à remplacer la religion comme liant social et occupe une place prépondérante dans la vie de certains travailleurs. C’est confirmé par la présence de peintures s’inpsirant d’œuvres religieuses mettant en scène Kier Eagan, le fondateur. Madame Cobel en est un exemple probant, tant on s’aperçoit suite à son remerciement qu’elle n’a pas d’autre repère que son rôle à Lumon Indsutries. Plus qu’une religion, Lumon Industries est sectaire.
La severance, une procédure de soumission ?
Vie pro / Vie perso, la severance ouvre-t-elle la porte à tous les abus ?
Pour revenir au cœur du postulat de base de Severance, la procédure permet aux employés « severed » de n’avoir aucun souvenir de leur journée au bureau passé 17h et de ne pas se souvenir de leur vie personnelle une fois qu’ils passent les portes de l’ascenseur. Une procédure chirurgicale présentée par ailleurs comme irréversible. Sur le papier, cela peut avoir un aspect positif : on ne ramène plus le stress du bureau à la maison et les problèmes personnels n’obscurcissent pas la journée de travail. Mais la série révèle rapidement les failles du système.
En séparant strictement les deux aspects du quotidien, Lumon Industries crée deux personnalités différentes. Et celle présente au bureau est comme un nouveau-né qui n’a aucun souvenir. L’entreprise crée donc des employés qui n’ont pour seul horizon que le bureau, le travail. Ils sont très manipulables, ce qui permet beaucoup d’abus de la part de la hiérarchie. C’est visible car la personnalité des Severed au bureau peut être radicalement différente de celle à l’extérieur, bien qu’ils aient des traits communs. C’est déjà le cas avec Mark, mais cela l’est d’autant plus avec certains de ses collègues dont la vie est surprenante.
La procédure permet en effet de créer une société dans la société, sorte de Royaume du capitalisme et du système privé productiviste. J’ai toujours pensé que le fantasme de beaucoup d’entreprises était d’exister hors du monde, des régulations, des parties prenantes externes et des contraintes sociales et environnementales. Lumon Industries réalise ce fantasme et en profite allègrement en installant un système clos et totalitaire. Il existe une « Break Room », qui est normalement la salle de pause. Dans Severance, le sens est littéral et est une salle d’interrogatoire, voire de torture pour les employés jugés comme récalcitrants aux règles absurdes et contradictoires mises en place. Lorsque Mark est blessé dans le premier épisode, Lumon Industries lui laisse une note mensongère sur ce qui est arrivé. N’importe quoi peut arriver aux Severed.
Et comme aucune information ne filtre, le monde extérieur ne le saura jamais. On a par ailleurs quelques éléments sur le contexte à l’extérieur, mais assez peu, si ce n’est que l’on peut se demander quel type de société a pu autoriser une telle procédure. En supplément, la séparation vie pro / vie perso reste artificielle à cause d’un point qui est révélé rapidement dans la série. Le besoin maladif de contrôle de certains managers de Lumon Industries est tel qu’ils espionnent les employés Severed dans leur vie personnelle, profitant du fait que ces derniers ne se souviennent pas d’eux.
L’individu face à l’absurdité managériale
Les employés Severed ont, comme dit précédemment, tendance à faire preuve d’une certaine naïveté et d’une certaine passivité à cause de leur manque d’expérience. En conséquence, ils sont traités comme des enfants. Le mécanisme se manifeste de plusieurs façons. Dans un premier temps, les dialogues entre managers et employés sont très révélateurs. Madame Cobel se révèle cassante, condescendante et flirte régulièrement avec la violence verbale. Mark se fait régulièrement tapé sur les doigts. Le management est punitif et directif, c’est la politique du bâton. C’est appuyé par le manque de communication autour de règles absurdes et infantilisantes.
S’il y a le bâton, il y a aussi la carotte. Lumon Indsutries a bien évidemment choisi un management à l’objectif. Les employés sont récompensés dès qu’ils atteignent cet objectif. Il y a même un aspect de gamification, ils gagnent des caricatures d’eux-mêmes (oui, c’est ironique) et les plus soumis en tirent une certaine satisfaction. Ce choix crée des tensions en accentuant la compétition entre les Severed. C’est toujours la stratégie du « Diviser pour régner ». Les récompenses atteignent même un sommet d’absurdité et de malaisance lorsqu’une fête très codifiée et chronométrée a lieu dans les locaux immensément vides et blancs. Mais l’espoir vient d’une prise de conscience suite à la fin d’une longue amitié de bureau, montrant au passage l’importance du relationnel au bureau.
Severance touche juste dans ses descriptions du monde du travail
Écrit comme cela, on pourrait croire que Severance manque de subtilité. Après tout, les exagérations des abus existants dans notre monde corpo ont quelque chose de caricatural. Pourtant, la série parvient à bien doser sa montée en puissance. Mais aussi à nous immerger complètement dans son univers à la fois froid et décalé. Les acteurs font un travail monstrueux pour montrer que les personnages n’ont pas conscience que ce qu’il se passe n’est pas normal.
En faisant le choix de renoncer à une personnalité unique, ils ont donné les clés à Lumon Industries pour construire l’entreprise parfaite à leurs yeux. Or, cette vision ultracapitaliste se révèle un enfer personnel, absurde et tentaculaire, aussi bien pour les employés (sans qu’ils en aient conscience au début) que pour les managers, vus comme des pions remplaçables. Severance présente un monde dans lequel l’entreprise est une monade, un système complet et complexe isolé du monde extérieur. Dès lors, c’est un terrain d’expérimentation pour toutes les pratiques de gestion les plus absurdes et abusives : absence de sens au quotidien, fragmentation des tâches, relation managériale infantilisante, complexe divin des instances dirigeantes… Severance est un bijou télévisuel qui encapsule parfaitement ce qui ne tourne pas rond dans les grandes corporations.
2 commentaires
Zina · 2 mai 2023 à 7 h 54 min
L’idée est très intrigante !!
La Geekosophe · 21 mai 2023 à 9 h 53 min
Et en plus, c’est très bien exploité ! Mais la série peut être un peu anxiogène aussi, malgré son côté comique absurde 😀