Le thriller domestique est un genre qui a gagné beaucoup de prestige grâce à des autrices comme Liane Moriarty ou Gillian Flynn, dont nous allons parler ici. Contrairement à d’autres sous-genres du roman policier/thriller, le thriller domestique se concentre sur la vie familiale, privée, alors que ces derniers se concentrent sur des univers procéduriers (police, avocats, voire médecine légale ou politique…). L’œuvre de Gillian Flynn incarne tout à fait la vision du féminin portée par le thriller domestique, en particulier avec son premier roman, Sur ma peau. Cet article va donc comporter quelques révélations sur l’intrigue. Vous pouvez aussi regarder la série avec Amy Adams, Sharp Objects, que je vais utiliser pour illustrer l’article et qui est remarquablement fidèle.

J’écris cet article dans le cadre du féminibooks, organisé tous les ans par Ninon de la chaîne Les carnets d’Opalyne. Rejoignez-nous sur la page Facebook et le compte Twitter consacrés ! Hier, c’était Plume de Nuage qui a mis en ligne sa vidéo sur sa page Youtube ainsi que La dent dure avec un article sur La guerre n’a pas un visage de femme de Svetlana Alexievitch. Demain, on se donne rendez-vous sur le blog L’univers d’un tournesol.

Sur ma peau, le récit d’un retour aux origines du trauma

Sur ma peau est le premier roman de Gillian Flynn. Il suit une reporter, Camille Preak, qui retourne dans sa ville d’origine pour enquêter sur un meurtre troublant. L’adolescente tuée a été retrouvée les dents manquantes, et n’était pas la première dans ce cas puisqu’elle faut écho à un meurtre et une disparition similaires une année plus tôt. Mais ce retour à son enfance va l’opposer à un passé qu’elle avait tenté de fuir, hanté par des figures ambivalentes. Notamment sa mère, riche, belle et maltraitante, ainsi que sa sœur à la beauté tout aussi envoûtante.

Un univers principalement féminin

Un monde dominé par les femmes

Comme l’indique l’un des derniers ouvrages de Mona Chollet, Chez soi, l’univers de la maison est un univers où le féminin est consacré, là où le masculin est totalement dirigé vers l’extérieur. Un univers passif, sécurisant, routinier, à l’inverse de l’homme qui part affronter le monde extérieur pour ramener l’argent à sa famille. Dans le roman de Gillian Flynn, c’est cet univers qui nous est dévoilé.

Camille Preak Wind Gap
Camille, de retour dans sa ville natale

Dans cet univers clos, les femmes ont la main mise. Il y a peu de personnages masculins prépondérants. Les enquêteurs restent à la périphérie d’une monde dominé par l’implicite et le tacite. Nous sommes dans une petite ville des Etats-Unis où tout le monde espionne tout le monde. En particulier les femmes des familles bourgeoises, qui se réunissent pour cancaner (spill the tea, comme disent les anglophones). L’ennui amplifie l’aspect d’être acceptable socialement, à tel point que les personnalités sociale et réelle deviennent indissociables, avec ce que cela implique au niveau psychologique. Camille est donc un élément essentiel pour entrer dans ce milieu clos.

Mais qui extrapole les attentes liées aux femmes

Les protagonistes des romans de Gillian Flynn sont souvent des femmes très belles. Mais cette spécificité est là pour souligner dans un premier temps que dans la société, les femmes laides ne sont pas tolérées. La beauté est ainsi quelque chose de très codifiée. Nous sommes loin de cette idée d’acceptation de soi, puisque la petite ville de Wind’s Gap ne possède qu’un seul idéal : blonde, évanescente et gracile. Il n’y a qu’à voir Amma et ses amies, qui sont les reines de leur école.

Amma en robe et fleurs
Amma, entre ingénuité et danger

Amma est d’ailleurs un exemple parfait pour illustrer un certain nombre d’attentes. Elle a grandi entre un père passif et une mère au caractère complexe. Adora, la Mère, habille Amma comme une douce poupée. Elle doit être parfaitement obéissante et calme. Elle doit se laisser faire quand sa mère s’occuper d’elle. Ce qui n’empêche pas la jeune fille d’avoir des moments de rébellions qui montrent que cette emprise qu’a sa mère sur elle l’atteint à un niveau bien plus profond qu’elle le laisse entendre. Autre élément, Amma s’amuse souvent avec une maison de poupées très délicate. Outre que la maison de poupée soit l’objet le plus inquiétant du monde, elle semble un peu âgée pour ce type de jouet. Mais c’est aussi une mise en abîme : Amma est la poupée de sa mère, elle sera toujours une créature docile, gracile et obéissante.

Évidemment, inutile de dire que tout le monde finit profondément marqué par cette pression permanente. Camille s’est contentée de fuir. Emportant avec elle une addiction à l’alcool, des difficultés à faire confiance et une tendance à la scarification. Amma se drogue, se montre souvent violente avec ses amies et a des paroles parfois déstabilisantes envers les personnes qu’elle rencontre. Les comportements autodestructeurs sont donc la résultante indissociable du trauma infantile. Mais Adora, oh Adora, atteint un tout autre niveau.

Maternité et société

Adora est la femme parfaite. Elle est belle, riche et a beaucoup de pouvoir dans sa communauté. Avec son sens du détail, son bon goût esthétique, sa famille digne d’une image d’Épinal (sauf Camille, on comprend vite pourquoi elle tient grief à son aînée), Adora a tout de la matriarche. Toutefois, elle dissimule des problèmes psychologiques très importants. Malaimée par sa mère, il est même sous-entendu qu’elle a été maltraitée, elle coche toutes les petites cases pour être la perfection avec une abnégation obsessionnelle. Parce qu’elle a souffert et n’a jamais trouvé ni repos, ni consolation, elle fait usage de tout ce qu’elle a en sa possession : féminité, beauté, autorité… pour garder le pouvoir qu’elle a sur les autres. Cette nécessité de s’élever, cette quête d’une vie supérieure, me rappelle Amy de l’autre roman phare de Gillian Flynn, Les apparences (alias gone Girl en adaptation filmographique).

Adora en robe blanche
Adora personnifie l’élégance et la sophistication

Il n’y a en réalité qu’une seule dimension de perfection qu’elle n’arrive pas à atteindre à cause de son passé : celui de la Mère. Le rôle de la Mère est présenté comme l’apothéose de la vie d’une femme (il n’y a qu’à voir le mépris adressé aux nullipares par choix). Adora s’occupe de la santé de ses filles avec une dévotion incroyable. Car Amma et Camille avaient une soeur, Marian, qui était constamment très malade et requérait un soin constant. Quel courage Adora a eu de s’occuper d’une enfant aussi maladive. Mais Marian est morte. Tout le monde a eu beaucoup de sollicitude pour le deuil d’Adora.

Une quête de la féminité destructrice

Mais lorsque Camille enquête sur son passé, elle révèle un secret monstrueux sur sa mère. Elle est atteinte du syndrome de Munchausen par procuration. Kézako ? C’est une condition mentale qui pousse le responsable d’un enfant mineur à soit provoquer soit lui inventer des maladies. Les raisons sont multiples et complexes, mais dans ce cas, il semblerait qu’Adora ait tenté de correspondre à l’image d’une mère parfaite en se montrant particulièrement attentive aux maladies de ses filles, quitte à les empoisonner à petit feu avec son médicament pour s’attirer la sympathie du voisinage. C’est ici une claire référence au Care souvent associé aux femmes, qui veut ces dernières soient plus attirées par les tâches liées au soin des personnes. On notera également que le poison a toujours été considérée comme une façon de tuer très féminine.

Adora portant un plateau
Adora en pleine représentation de mère modèle

Adora n’est donc pas la mère parfaite sous cette apparence policée et calculée. Loin de là, puisque des souvenirs de Camille montrent une personne ayant du mal à créer du lien avec les enfants. Souhaitant plus les dévorer pour les garder sous contrôle plutôt que de les aider à grandir et à s’épanouir. Adora rejoint donc paradoxalement la figure d’une ogresse, anthropophage et terrifiante. C’est aussi une personne très psychologiquement très instable, qui cache sous un vernis d’affabilité des démons qui la hantent depuis l’enfance. Profondément égocentrique, elle n’est pas pour autant excusable par son passé, au contraire.

Sur ma peau, de la féminité dévoyée à la féminité toxique ?

Gone Girl avait provoqué beaucoup de vagues. Des spectateurs étaient choqués de voir présenter une femme au foyer séduisante comme une manipulatrice abusive et considéraient donc l’oeuvre comme anti-féministes. Mais pour moi, Gillian Flynn propose une vision plus fine. Elle nous donne à voir ce à quoi ressemble une forme de féminité toxique, pendant de la masculinité toxique, où les injonctions à la beauté, à la perfection poussent la volonté de conformisme à une vision genrée de la société à l’extrême. Il en ressort des personnages angoissés qui se rattachent le plus possible à ces visions taillées sur mesure pour tenter de gagner en pouvoir et se rassurer.

Catégories : Littérature

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